Culture / Poligny

Vigneron engagé, Valentin Morel défend "Un autre vin"

Après avoir repris le domaine familial à Poligny, fait face à au dérèglement climatique, découvert les cépages hybrides, Valentin Morel raconte son métier, celui d’un vigneron défendant le travail manuel comme un engagement politique. « Un autre vin, comment penser la vigne face à la crise écologique » est sorti le 12 avril chez Flammarion.

© Léa Crespi, le premier livre de Valentin Morel est sorti le 12 avril

Dans la longue tradition du mouvement ouvrier il est coutume de dire d'où l'on parle, c’est-à-dire de se situer dans l’espace social. Peux-tu donc nous le dire?

V.M: Je pourrais dire, pour citer Jaurès, que je suis un "paysan cultivé". Cela fait un peu présomptueux mais je le dis plutôt avec un trait d'humour et je trouve la formule très belle. J'aime y voir la sujétion du paysan à son métier. Ici, c'est le paysan qui est cultivé (au sens de tourmenté), et non la terre, dont il est normalement le cultivateur.

J'ai un parcours universitaire de juriste et je suis ancien cadre fonctionnaire reconverti en vigneron. Mais mes racines familiales sont vigneronnes. J'ai donc fait un passage dans la vie de bureau pour revenir à mes origines.

La viticulture c'est 3% du territoire agricole pour 20% de l'utilisation des pesticides. Qu'est-ce que cela t'inspire ?

V.M: C'est la face obscure du métier. Celle qu'on préfère oublier pour parler de la grandeur du terroir, du génie vigneron et du grand vin. Je précise que ce chiffre est assez ancien et qu'il est peu fiable. Mais sa non-réactualisation est peut-être inquiétante...

Ton livre fait la part belle à la technique, à l'autonomie, aux gestes manuels. Quel est ton rapport à la technique ?

V.M: C'est un rapport ambivalent. J'ai été interpellé par la lecture du livre Terre et liberté du philosophe Aurélien Berlan. Il s'intègre dans un courant marxiste critique de la technique et alerte sur le "fantasme de la délivrance" qui serait opérée par le développement technique. Je partage son analyse théorique, mais son livre manque cruellement de concret (pour un sujet qui l'est vraiment). J'ai voulu écrire un chapitre qui met en pratique ces questionnements. Je suis aussi partisan d'installer un million de nouveaux paysans. Or, quel travail technique concret leur réserve-t-on ? Celui de la traction animale, de la pioche et de la faux ? Attirerons-nous beaucoup de "néo" avec ce spectre des outils de jardin ? Le travail manuel n'est pas le loisir manuel et il suppose des outils. Berlan ne tombe pas dans le piège, mais il faut se garder d'une éventuelle technophobie qui, au "fantasme de la délivrance", opposerait un "fantasme du primitivisme". Je préfère, comme le fait l'Atelier Paysan, parler d'outils high-tech et low-tech. Et le low-tech permet au paysan de rester autonome, ce qui est un des piliers de l'agriculture paysanne, courant dans lequel je me situe.

Explique-nous ce que sont les cépages hybrides (résistants).

V.M: Les cépages hybrides sont nés à la suite de la grande crise du phylloxera apparue entre 1860 et 1880. L'espèce de vigne européenne vitis vinifera est sensible à ce puceron importé d'Amérique alors que les espèces de vignes américaines qui ont co-évolué avec lui sont résistantes. Des hybrideurs décident de croiser les deux espèces de vignes pour réaliser des hybrides porte-greffes qui soient résistants aux pucerons et au calcaire des sols européens. Puis, rapidement, ils poursuivent leur démarche pour obtenir des hybrides producteurs qui résistent également aux maladies cryptogamiques (oïdium et mildiou notamment) et produisent du raisin à vinifier. Alors que vitis vinifera est devenue dépendante aux produits de traitement, les nouvelles obtentions hybrides n'en nécessitent pas. Les hybrides sont donc une vigne plus écologique.

Oui décider de planter des cépages qui ne nécessitent pas de traitement ou des cépages "phytodépendants" constitue un choix politique.

Tu entremêles politique et cépages hybrides. Comment effectues-tu cette jonction ?

V.M: L'agriculture est la continuation de la politique dans un autre jargon. Tout choix agricole engendre des implications politiques puisqu'il implique des conséquences sur l'aménagement du territoire, la gestion des ressources (naturelles et humaines), la santé des paysans et des consommateurs. Donc, oui décider de planter des cépages qui ne nécessitent pas de traitement ou des cépages "phytodépendants" constitue un choix politique. Le problème selon moi est que ce choix est en pratique réservé aux vignerons (qui agissent avec tous les déterminismes qui les enserrent, ne croyez pas que je les blâme) alors qu'il concerne les citoyens, les contribuables, les consommateurs, etc. C'est au champ démocratique de se saisir de ces sujets.

Le thème de l'enracinement ne date pas de Barrès ou Pétain, mais était également une valeur des révolutionnaires de 1789.

À gauche, la notion de terroir et d'enracinement sont des notions clairement connotées à droite voire à l'extrême-droite; pourtant, tu rentres dans ce débat ambigu et remonte à ses racines en 1789. Pourquoi cette volonté de se réapproprier cette notion ?

V.M: C'est une question qui m'obsède depuis longtemps. En effet, dans ma tradition intellectuelle, il ne faut pas évoquer ces thèmes réactionnaires. Cette position est par exemple assez bien expliquée dans un article du monde diplomatique d’Evelyne Pieiller "Le terroir ne ment pas". J'ai toujours eu une difficulté à me positionner sur ces questions, car je suis un paysan, un terrien dans mon identité la plus profonde et comme me l'a dit un ami, "vu d'où tu viens, tu ne peux pas être déraciné". J'ai donc eu besoin de creuser cette question. Or, le thème de l'enracinement ne date pas de Barrès ou Pétain, mais était également une valeur des révolutionnaires de 1789. Chaque commune plantait un arbre de la liberté. Son enracinement était le signe de l'éternité et de la grandeur des idéaux de la révolution. De plus, l'attachement du paysan à sa terre se concevait à cette époque contre l'appartenance de la terre aux seigneurs. Comme l'écrivait Michelet, c'est le paysan qui est le plus en mesure de comprendre la terre et de la cultiver (il y est plus attaché qu'à sa famille, disait-il même). Pour moi, cette vision résonne beaucoup avec les luttes contre l'accaparement capitaliste des terres agricoles (par exemple les zad ou les Soulèvements de la terre qui se battent contre les nouveaux seigneurs). Je défends donc un enracinement progressiste, de gauche, qui cherche à identifier et à expliquer le pourquoi de l'enracinement quand les réactionnaires ne voient que l'enracinement lui-même. En cherchant à comprendre le "pourquoi", on évacue la vision restrictive du seul enracinement identitaire. Je pense que ce thème est important et qu'il ne doit pas être oublié à gauche. C'est un piège de laisser de plus en plus de thèmes à l'extrême-droite. Que nous restera-t-il à la fin ? Les seuls thèmes sociétaux et le wokisme ?

Un ouvrage technique et politique précieux

La viticulture est une affaire trop sérieuse pour être confiée à des vignerons. Ce sont aux citoyens, aux contribuables, aux riverains de vignes, aux consommateurs de vin de s’en saisir et d’appeler à une autre façon de cultiver la vigne

Un autre vin, comment penser la vigne face à la crise écologique est un ouvrage technique, politique et philosophique précieux dans la lignée de Matthew Crawford avec l’Éloge du carburateur ou plus récemment d’Arthur Lochmann avec La vie solide. A consommer sans modération.