Société & Education / Jura

« La réforme de l’enseignement professionnel s’inscrit dans une logique néolibérale. »

Entretien avec Jérôme Lenormand, professeur en Lycée Professionnel, qui présente l’avis de la FSU (Fédération Syndicale Unitaire), dont il est un des principaux représentants, sur la réforme de l’enseignement professionnel proposée par le gouvernement.

Jérôme Lenormand devant le lycée Le Corbusier à Lons-Le-Saunier, lors de la première journée de grève

Le gouvernement par la voix de sa ministre du travail, Carole Granjean, propose une réforme de l'enseignement professionnel dévastatrice. Quelles sont vos principales craintes si cette réforme voit le jour ? Quelles seront, selon vous, les répercussions dans le Jura?

La réforme proposée par Carole Grandjean, ministre déléguée chargée de l'enseignement et de la formation professionnelle, s'inscrit dans une logique néolibérale : l'enseignement professionnel doit se mettre au service du monde du travail. Cette réforme a la double tutelle, ministère du travail et ministère de l’Education Nationale, mais on entend plus le président, la première ministre et le ministre du travail parler d'enseignement professionnel que le ministre de l'Éducation nationale. Pap Ndiaye est en effet muet sur le sujet. Les principales orientations de la réforme, dévoilées par E. Macron, seraient en effet dévastatrices pour l'enseignement professionnel public. Les annonces faites au départ étaient une augmentation des temps de "formation" en entreprise, une adéquation des diplômes au tissu économique local, un contenu des formations décidé en local dans chaque établissement et la mise en place de demi-journées de formations dès la classe de 5ème...
Si on s'en tient à une seule de ces mesures, l'adéquation des diplômes avec le tissu économique local, cela pourrait être très dangereux pour les lycées professionnels (LP) jurassiens. En effet, certains LP proposent des formations très spécialisées qui ne répondent pas au besoin immédiat des entreprises locales, mais peuvent attirer des élèves et étudiant·es d'autres territoires qui ne travailleront pas localement. On peut penser par exemple aux métiers des arts du métal de Saint-Amour (ciseleur, ferronnier d'art...) ou des arts du bois de Moirans (ébénisterie d'art, marqueterie...).

Adapter les formations professionnelles aux besoins locaux des entreprises casserait le cadre national et baisserait la qualification des diplômes. Cela affaiblirait aussi considérablement l'offre de formation dans le Jura. Pour que nos lecteurs comprennent de quoi il retourne, comment cela pourrait se traduire concrètement dans le département ?

En effet, cela représenterait une véritable remise en cause d'un des piliers de l'école républicaine : l'égalité entre tous les jeunes sur tout le territoire. L'idée sous-jacente est d'abandonner les diplômes pour fournir des certifications attestant des compétences pour occuper un poste de travail. Les diplômes permettent d'exercer des métiers, alors que les certificats permettent d'occuper un emploi. Et c'est très différent ! De plus, les diplômes permettent de prétendre à une échelle de rémunération, à s'inscrire dans les conventions collectives... Le rêve des néolibéraux est de transformer les LP en de grandes plateformes de formations dans lesquelles on formera en même temps des jeunes en formation initiale, des apprent·es, des adultes par l'intermédiaire de la formation continue, ou en soirée. Des centres ouverts de 7h à 23h, dans lesquels on s'affranchit de l'année scolaire, comme le dit Carole Grandjean. Les professeurs de LP deviendraient alors des formateurs, la contractualisation deviendrait la norme.
Et les élèves du Jura seraient sommé·es de choisir des formations les amenant vers des postes de travail présents dans le Jura. C'est un vaste plan d'assignation à résidence géographique et sociale pour les jeunes les plus défavorisé·es.

En quoi l'entrée dans la voie professionnelle à 15 ans est-elle problématique ? Le gouvernement pourrait vous dire que c'est aussi une solution face au décrochage scolaire.

L'entrée en apprentissage à 15 ans est problématique, car le jeune, l'enfant, devient un salarié, soumis au contrat de subordination qu'est le contrat de travail. Il n'a plus le même rythme que ses camarades qui sont en lycée général et technologique, plus les mêmes vacances, plus les mêmes week-ends, et c'est tout de même hallucinant de penser que la lutte contre le décrochage scolaire passe par un système plus contraignant. Et c'est encore la jeunesse populaire qui doit en faire les frais. Le gouvernement ne mentionne pas les ruptures de contrat pour les formations pré-bac en apprentissage, alors que les chiffres sont publiés par la DEPP (Direction de l’Evaluation, de la Prospection et de la Performance). Dans certains domaines (boulangerie, hôtellerie-restauration, bâtiment...), les ruptures de contrat en cours de formation au CAP en apprentissage peuvent atteindre 40 à 50% !
Il ne faut pas oublier que l'apprentissage est un mode de formation très discriminant, car le jeune passe par un processus d'embauche. Il sera très difficile par exemple pour une fille de trouver un apprentissage dans le bâtiment, car il n'y pas de vestiaire ! Pour les élèves souffrant de handicap, qu'en est-il ? Quelle aide peut leur être apportée dans le CFA ou les entreprises ? Les discriminations liées à l'origine des élèves sont également connues, mais plus difficilement mesurables. Les LP accueillent tout le monde, sans discrimination. La FSU revendique une scolarité obligatoire pour toutes et tous jusqu'à 18 ans, sans augmenter les temps de présence en entreprise.

L'année complémentaire facultative post bac pro dédiée à la préparation de la poursuite d'études ou à la préparation de l'insertion n'est-elle pas à votre avis une voie de garage pour les lycéens?

Cette mesure, encore soumise à "arbitrage", est encore un pansement inefficace apposé sur un plaie béante. C'est avouer que les élèves qui obtiennent un bac pro ne sont pas prêt à travailler, ou qu'ils n'ont pas le niveau pour poursuivre des études. La faute à qui ? En 2009, encore sous prétexte d'égalité, la durée du bac pro est passée de 4 ans (2 ans de CAP ou BEP + 2 ans de Bac pro) à 3 ans. La FSU s'est battue contre cette réforme, au côté d'autres syndicats, mais le mal est fait. Et depuis la réforme Blanquer de 2019 (la voie pro subit les réformes en cascade...), des dispositifs extrêmement chronophages et inefficaces ont été mis en place, qui rognent encore sur les enseignements généraux et professionnels. Il s'agit des heures dédiées à la co-intervention, à l'accompagnement personnalisé, au chef d'œuvre... Les enseignements de français, maths, anglais, histoire-géo sont réduits à peaux de chagrin, et les temps de présence des élèves sur les plateaux techniques des LP se sont encore réduits.
Penser palier cela par une année complémentaire facultative est une vaste fumisterie ! Le SNUEP- FSU s’interroge sur la pertinence de cette année supplémentaire d’études de APRÈS l’obtention du bac pro. Non diplômante, cette année ne permettrait pas l’acquisition d’un meilleur niveau de qualification et donc de rémunération et ne serait qu’un sas d’attente d’une plus grande « maturité » avant l’accès au monde du travail. Diplômante, cette année de plus laisserait entendre que le niveau du bac pro ne permet ni insertion, ni poursuite d’études, ce qui contribuerait, une fois encore, à le dévaloriser !

Quels besoins et manques pointez-vous plus particulièrement dans le Jura?

L'enseignement professionnel public doit être valorisé, les LP sont de merveilleux outils pour la jeunesse et pour relever les défis qui nous attendent, aussi bien en termes de changement climatique, de défi énergétique, de réduction des déchets, de développement des circuits courts de la transformation de notre agriculture (les lycées agricoles seront aussi touchés si la réforme est mise en place), de la création d'un service public pour le "grand âge" et la petite enfance...

Quelles propositions avance la FSU pour réformer sérieusement la voie professionnelle ?

Les propositions de la FSU sont assez simples :

  • De véritables parcours en 4 ans, pour tout·es les élèves, pour accéder au Bac Pro, afin que celui-ci permette une réelle insertion professionnelle ou une poursuite d’études.
  • Des enseignements se concentrant essentiellement autour des savoirs et savoir-faire propres au métier visé par la formation.
  • Une diminution du nombre de semaines de stages en entreprise, en les adaptant à la réalité des contenus des diplômes. Ces périodes doivent être conçues comme un temps d’expérimentation ou de complément de la formation dispensée en LP.
  • Sécuriser les lieux de stage : diffuser largement les procédures judiciaires existantes en cas de
    discrimination, harcèlement, violences sexistes et sexuelles…
  • Un retour à une formation initiale digne de ce nom pour l’ensemble des professeurs de LP.

Concernant les manques et besoins particuliers pour le Jura, les formations dont notre société a besoin pour demain pour faire face aux crises en cours doivent être accessibles par un maillage sur l'ensemble du territoire.

Jérôme Lenormand

48 ans

Professeur de maths et sciences

Lycée professionnel Le Corbusier

Lons-le-Saunier

Secrétaire académique du SNUEP-FSU

Co-secrétaire départemental de la FSU du Jura